L’interdisciplinarité: un objectif réaliste?

L’histoire n’est pas nouvelle: un(e) ministre propose une réforme de l’école (du collège en l’occurrence) et les débats, parois mêmes les attaques personnelles, se déchaînent. Si je ne suis pas favorable à TOUS les points de cette réforme (ceux qui me suivent sur Facebook savent déjà que je m’inquiète pour l’apprentissage de l’Allemand*), il y a un sujet qui m’inspire et me semble pouvoir apporter un peu d’air frais dans un collège tiraillé entre traditions et montée des inégalités: l’interdisciplinarité. Quels sont les espoirs que ce terme invoquent? Et ces espoirs ont-ils une chance de voir le jour?

Le débat

interdiscplinarité

Dépasser le débat

Parmi les points d’achoppement de la la réforme du collège, l’on trouve cette fameuse interdisciplinarité sur laquelle s’opposent en gros – encore une fois – les “Républicains” (pas ceux de Nicolas) et les “Pédagogues”. Revenons tout d’abord sur ces deux groupes, afin de bien cadrer le débat. Pour les premiers, le rôle essentiel des enseignant est de délivrer un savoir, les élèves ayant comme tâche de le comprendre et de l’apprendre. Dans ce contexte, la transmission se fait le plus souvent de manière frontale, la relation sociale est hiérarchique entre l’enseignant et les élèves, les savoirs transmis se focalisent sur les faits, le but ultime étant de favoriser l’émergence d’une jeunesse aux connaissances pointues et élargies. Le principe de méritocratie sous-tend cette approche.

Pour les seconds, souvent issus du mouvement socio-constructiviste, l’apprentissage est synonyme d’appropriation des connaissances par les élèves. Ceux-ci doivent donc adopter une attitude d’acteurs plutôt que de spectateurs. Les méthodes de transmission des savoirs reposent donc plus sur le travail de groupe, l’interaction entre les élèves et l’enseignant, celui-ci étant plus vu comme un accompagnateur ou un facilitateur. Si le but final est bien entendu proche de celui des “Républicains”, l’accent est beaucoup plus orienté vers le fait que l’école ne parvient pas à réduire les inégalités sociales (ou même les renforce) et donc vers le fait qu’il est important de réaliser le potentiel de chacun.

Depuis des décennies, ces deux groupes se heurtent, s’invectivent, s’accusent des pires maux (nivellement par le bas, élitisme,…) et s’enlisent dans un débat peu constructif, mais très médiatique. L’annonce d’introduire une certaine dose d’interdisciplinarité au collège, parmi d’autres mesures de cette réforme, a mis de l’huile sur le feu.

L’interdisciplinarité: kezako?

L’interdisciplinarité n’est pas une lubie de notre Ministre de l’Éducation Nationale qui se serait dit un beau matin: “et si j’inventais un truc moderne pour embêter les profs”. L’interdisciplinarité, ou “Project Based Learning”, comme disent nos amis américains, connaît une succès croissant dans bien des pays depuis quelques années. Elle repose sur le constat que l’école ne parvient pas à atteindre un niveau d’enseignement satisfaisant pour une part importante de la population. Cet échec s’expliquerait en grande partie par le manque d’intérêt des élèves aux savoirs transmis et un manque d’identification au système et à ses règles.

interdisciplinarité

Créer un projet, ensemble
crédit photo: Frank Green, license

L’interdisciplinarité a trois objectifs:

  • démontrer aux élèves en quoi les sujets abordés en classe peuvent avoir une certaine pertinence dans leur vie,
  • les aider à apprendre certains savoirs et compétences,
  • leur (re)donner confiance en eux en leur proposant une autre approche et une nouvelle chance de faire du bon travail.

Grâce aux expériences menées dans différents établissements de différents pays, un consensus semble se dessiner sur le fait que de tels projets interdisciplinaires ont le potentiel de sortir certains élèves du cercle vicieux de l’échec scolaire, et donc de lutter contre le fléau des inégalités sociales.

Mais pour cela, certaines conditions sont à réunir:

  • le projet doit être soigneusement préparé et planifié. Certains semblent craindre que le temps dédié à l’interdisciplinarité ne soit un temps de récréation. Il me semble indispensable que des savoirs et des compétences pointues soient abordées lors de ces projets. Les enseignants doivent donc exactement savoirs quels points du programme ils veulent aborder, comment ce projet s’intègre dans le reste des enseignements et quels sont les objectifs concrets à atteindre.
  • le projet ne doit pas rester trop académique et faire appel à différentes méthodologies pour maximiser les chances d’intéresser les élèves. Par exemple, comparer deux textes sur Don Quichotte en Français et en Espagnol, ne rentre pas, à mon avis dans le champ de l’interdisciplinarité. Cet exercice, s’il a sans aucun doute des vertus, fait dans les deux cas appel aux compétences linguistiques, d’analyse et de structuration d’une argumentation, mais n’inclut par exemple aucun élément de technologie, de musique, de physique,…et reste en fin de compte bien proche de ce que les élèves font en Français et en Langues.
  • le projet doit permettre à chacun d’essayer différents rôles et de trouver sa place dans le groupe. L’idée n’est pas que les “meilleurs élèves” prennent en charge le groupe pour accomplir la tâche demandée. Idéalement, des questions de gestion de groupe peuvent être abordées (quelle organisation? faut-il un chef? quel est son rôle? quelles règles pour prendre les décisions? comment régler les conflits?…).
  • et enfin, une condition qui n’est peut-être pas sine qua non, mais qui me semble favoriser l’engagement des élèves, le projet devrait pouvoir avoir une utilité et une visibilité pour d’autres, et notamment pour des personnes en dehors de l’école. Je vous avais parlé il y a quelques temps de Mareike Hachemer, une enseignante allemande finaliste du Global Teaching Award (article ici). Elle demande souvent à ses élèves de mettre au point des projets pour aider des organisations sociales ou humanitaires dans sa région. Ou encore, elle propose de monter de A à Z une production théâtrale qui sera ensuite proposée à un large public. Un autre exemple parlant est celui du lycée High Tech High de San Diego. Dans son film- documentaire Most Likely to Succeed (bande annonce en anglais ici) le réalisateur Greg Whiteley montre comment des élèves passent un semestre à créer de toutes pièces une machine mécanique décrivant les forces sociales, économiques, politiques,… qui font évoluer les civilisations. Ces machines sont ensuite montrées lors d’une exposition à laquelle participe toute la communauté environnante, y compris les médias. Ou encore plus près de chez nous, ce projet dans lequel les élèves ont cartographié leur environnement et dont le résultat final est maintenant disponible pour chacun à l’office du tourisme.

L’interdisciplinarité: est-ce que cela va marcher?

Vous le voyez, si les objectifs sont louables et ambitieux, les conditions ne sont pas forcément faciles à remplir et je crains pour ma part que les ressources nécessaires ne soient pas mises à disposition des enseignants. Ces ressources sont, entre autre:

  • Formation des enseignants: gestion de groupe, management de projet, savoirs et compétences dans les matières impliquées dans le projet. Pour le moment, aucun plan concret ne semble être en place (et la formation continue des enseignants n’est pas forcément le point fort du Ministère de l’Éducation Nationale, comme le montre encore une fois le fait que seule une poignée d’enseignants de maternelle** ont été réellement formé aux nouveaux programmes qui entre en vigueur en septembre 2015!)
  • Temps de préparation: entre préparer quelques heures de cours et préparer un tel projet, il y a un monde! L’Education Nationale a promis de fournir des exemples de projets (ici), mais personnellement je ne crois pas une seconde que l’on puisse utiliser ces exemples comme des projets clé en main. Si je ne trouve pas intrinsèquement anormale que les enseignants fassent quelques heures sup, je suis néanmoins d’avis que cela doit rester dans un cadre raisonnable!
  • Money, money money: s’ils veulent pouvoir présenter un projet à un public, les élèves et les enseignants ne pourront dans la majorité des cas pas se contenter de papier et de ciseaux. Ces projets nécessitent du matériel (tissus pour les costumes d’une pièce de théâtre, bois et machines de découpe pour un projet mécanique, boussoles pour une cartographie d’un milieu,….). Qui va financer ces projets? Les chefs d’établissements ont-ils les moyens de le faire?
  • Changements culturels: les enseignants travaillent aujourd’hui essentiellement en individuel. Ils disent parfois en souffrir, mais il n’empêche que l’image du prof seul maître à bord dans sa classe est fortement ancrée dans notre culture. Or, il n’existe que deux moyens de mettre en place de tels projets interdisciplinaires: coopérer avec d’autres enseignants ou avoir des enseignants qui maîtrisent plusieurs disciplines (comme c’est le cas en Allemagne par exemple). Et puis, il faudra aussi accepter des classes plus bruyantes, des questions auxquelles on n’a pas toujours les réponses,…Ceci ne se fera pas en un jour…

L’interdisciplinarité saura-t-elle faire face à tous ces défis? Saura-t-elle gagner ses lettres de noblesse, non pas en remplaçant les disciplines comme cela a été trop dit***, mais bien en les complétants et en aidant à les rendre plus attractives aux élèves? Les enseignants auront-ils l’envie et les moyens de tenter cette aventure? J’ose l’espérer…

 

* Dans un souci de transparence, je tiens ici à souligner que mon intérêt spécifique pour l’Allemand est multi-facette, mais aussi fortement subjectif. D’une part, l’Allemand fut pour moi une véritable aubaine sur le plan professionnel et je crois que de nombreux jeunes abordant le marché du travail pourraient bénéficier d’un tel atout. Enfin, je crois que l’apprentissage de la langue allemande m’a été utile dans plusieurs autres domaines: meilleure compréhension de la grammaire et donc facilité à l’appliquer en français et dans d’autres langues, gymnastique de l’esprit pour mettre se satané verbe à la fin de ma phrase, connaissance des racines germaniques de nombreux mots (ce qui aide bien en anglais!), etc.

** Je ne veux pas trop m’avancer sur le chiffre, mais j’ai entendu l’autre jour Virginie Salmen, spécialiste éducation sur Europe 1, évoquer le nombre de seize (oui, 16!) enseignants

*** d’ailleurs, la Finlande vient de publier un démenti: les disciplines ne seront pas abolies, comme l’avait prétendu la presse il y a quelques semaines

2 thoughts on “L’interdisciplinarité: un objectif réaliste?

  1. Françoise Girod

    Enfin un propos censé sur ce réseau concernant la réforme du collège ! Vous avez dit l’essentiel (je pourrais chipoter quelques détails mais non, je n’en ai pas envie !).
    Bravo donc.

  2. Isabelle Post author

    Merci Françoise pour vos encouragements! Les feedbacks et les précisions sont toujours les bienvenus. Très belle journée à vous!

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